---
chapter: "1"
title: "Introduction et contexte éditorial"
quote: "« Volonté anarchiste » est une contribution supplémentaire à la construction d’une société libertaire."
details:
Cette section présente le contexte de la réédition de "La Morale Anarchiste" par le Groupe Fresnes-Antony de la Fédération Anarchiste. Le texte original de Kropotkine date de 1891 et fut maintes fois réédité et traduit, démontrant son importance durable dans la pensée anarchiste. Les éditeurs soulignent la nécessité de faire connaître ce texte pour répondre à la question fondamentale : les anarchistes, sans dieu ni maître, peuvent-ils avoir une morale ? Ils insistent sur l'actualité de la pensée de Kropotkine, mentionnant la création d'un comité d'étude de son patrimoine à Moscou en prévision du 150e anniversaire de sa naissance en 1992. La collection "Volonté anarchiste" a un but militant clair : diffuser les idées anarchistes, actualiser les analyses face aux mutations du capitalisme (internationalisation, pouvoir des techniciens) et renforcer la présence de l'anarchisme dans les milieux culturels et ouvriers.
La préface de Martine R. (Liaison Bas-Rhin) situe l'œuvre dans l'histoire des idées morales. Elle rappelle que la morale est un système de règles que l'homme suit dans sa vie personnelle et sociale, et que chaque société développe ses propres mœurs qui, reconnues utiles, deviennent des habitudes puis des règles de vie. Elle souligne que, contrairement aux préjugés, les anarchistes ont une morale, mais une morale libérée de toute obligation oppressive et de toute sanction répressive. Cette morale anarchiste se fonde sur l'entraide et la fraternisation de tous les groupes humains, et vise à laisser une liberté pleine et entière à l'individu, en accord avec une société sans État, gérée directement par les individus et les groupements sociaux.
---
---
chapter: "2"
title: "La critique des morales établies et l'oscillation de la pensée"
quote: "L’histoire de la pensée humaine rappelle les oscillations du pendule, et ces oscillations durent déjà depuis des siècles."
details:
Kropotkine décrit un mouvement cyclique dans l'histoire des idées : après des périodes de sommeil intellectuel dominées par les préjugés religieux et autoritaires, surviennent des réveils où la pensée s'affranchit, critique les dogmes et enrichit le savoir. Cependant, les forces conservatrices (gouvernants, clergé, hommes de loi) se réorganisent, exploitant la servilité cultivée et s'emparant de l'éducation pour formater les esprits des nouvelles générations. Pendant ces phases de sommeil, le niveau moral de la société décline, l'hypocrisie se généralise et les vertus généreuses s'étiolent. La dépravation des classes dirigeantes finit par provoquer une nouvelle oscillation : la jeunesse rejette les préjugés, la critique renaît et une révolution éclate, ramenant la question morale au premier plan.
C'est précisément lorsque la morale établie est sapée et critée que le sentiment moral fait ses progrès les plus rapides. Kropotkine illustre ce phénomène avec le XVIIIe siècle et des penseurs comme Mandeville, dont la "Fable des Abeilles" attaquait l'hypocrisie sociale. Il évoque également la jeunesse nihiliste russe des années 1860-70 qui, en rejetant toute autorité et tout principe non établi par la raison, développa pourtant en son sein des coutumes morales supérieures à celles de ses pères. Cette dynamique montre que la remise en question des fondements moraux hypocrites est un facteur essentiel de l'élévation du niveau moral réel de la société.
---
---
chapter: "3"
title: "Les motifs des actes humains : la recherche du plaisir"
quote: "Rechercher le plaisir, éviter la peine, c’est le fait général du monde organique."
details:
Kropotkine rejette les explications surnaturelles ou dualistes (ange vs diable) des actions humaines. S'appuyant sur les philosophes matérialistes (Bentham, Mill) et les encyclopédistes, il affirme que tous les actes humains, qu'ils soient considérés comme vertueux ou vicieux, ont une origine unique : la recherche du plaisir ou l'évitement d'une peine. Un homme qui vole et un homme qui se sacrifie obéissent tous deux à un besoin de leur nature. Le premier trouve son plaisir dans la possession, le second dans l'évitement de la souffrance que lui causerait l'injustice ou dans la satisfaction supérieure que lui procure son dévouement. Cette "théorie de l'égoïsme" est un fait établi de la nature organique, essentiel à la préservation de la vie.
Cependant, Kropotkine réfute vigoureusement la conclusion que tous les actes seraient donc indifférents. Ceux qui tirent cette conclusion restent, selon lui, prisonniers des préjugés religieux qui associent la moralité à une origine surnaturelle. Il affirme que nous n'avons besoin ni du curé ni du juge pour distinguer le bien du mal. En tant qu'êtres naturels, nous avons parfaitement le droit, et même la tendance naturelle, d'aimer ce qui nous est agréable et utile, et de haïr ce qui nous est nuisible ou répugnant. La base d'une distinction naturelle entre le bien et le mal existe en dehors de tout cadre surnaturel ou légaliste.
---
---
chapter: "4"
title: "L'origine naturelle du bien et du mal : l'utilité pour la race"
quote: "Est-ce utile à la société ? Alors c’est bon. — Est-ce nuisible ? Alors c’est mauvais."
details:
Kropotkine trouve l'origine de la distinction entre le bien et le mal dans l'observation des sociétés animales. Les fourmis (observées par Forel), les moineaux, les marmottes et les humains primitifs (comme les Tchouktches) partagent des conceptions morales similaires. Chez ces espèces sociables, est considéré comme "bon" ce qui est utile à la préservation et à la prospérité de la race ou du groupe, et "mauvais" ce qui lui est nuisible. Une fourmi égoiste qui refuse de partager sa nourriture est sévèrement traitée par ses congénères. Ce principe moral n'a donc rien de divin ou de métaphysique ; c'est un produit naturel de l'évolution des espèces sociables, une condition de leur survie et de leur progrès.
Ce principe moral, bien que de fondement immuable (l'utilité pour le groupe), n'est pas rigide dans ses applications. Il s'élargit et se raffine avec le développement de l'intelligence et des connaissances. Chez les animaux inférieurs, il peut se limiter à la fourmilière ou à la tribu. Chez l'homme civilisé, il peut s'étendre à l'humanité entière, voire au-delà. De plus, ce qui est considéré comme "utile" peut varier selon les contextes et les moyens de subsistance (Kropotkine cite l'exemple de sociétés primitives pratiquant l'infanticide ou le cannibalisme des vieillards dans des conditions de pénurie extrême). La règle d'or qui se dégage de cette observation est supérieure à sa version négative chrétienne : "Fais aux autres ce que tu voudrais qu'ils te fassent dans les mêmes circonstances".
---
---
chapter: "5"
title: "Le fondement du sentiment moral : la sympathie et la solidarité"
quote: "Le sentiment de solidarité est le trait prédominant de la vie de tous les animaux qui vivent en sociétés."
details:
Kropotkine identifie le sentiment de sympathie, tel que décrit par Adam Smith dans sa "Théorie des sentiments moraux", comme le mécanisme psychologique à l'origine du sentiment moral. La capacité de nous mettre à la place d'autrui, de ressentir par imagination sa souffrance ou sa joie, nous pousse à agir pour empêcher le mal ou promouvoir le bien. Plus cette imagination est développée, plus le sentiment moral est intense et délicat. Ce sentiment, en passant à l'état d'habitude, devient une partie intégrante de notre nature.
Ce sentiment de sympathie n'est pas propre à l'homme ; il est un cas particulier d'un phénomène bien plus large : la solidarité ou l'appui mutuel, qui est une loi fondamentale du monde animal sociable. Kropotkine s'oppose ici à une interprétation vulgarisée de Darwin qui mettrait l'accent uniquement sur la lutte pour la vie. Il affirme que la solidarité est un facteur d'évolution bien plus important que la compétition individuelle. Les espèces où la solidarité est la plus développée sont celles qui survivent et progressent le mieux, car cette solidarité engendre le courage et l'initiative individuelle. Ce sentiment, transmis et renforcé à travers des millions d'années d'évolution, est devenu une nécessité biologique et la base naturelle de notre moralité.
---
---
chapter: "6"
title: "La morale anarchiste comme principe d'égalité et de liberté"
quote: "L’égalité en tout — synonyme d’équité — c’est l’anarchie même."
details:
Le principe moral qui se dégage de l'observation de la nature est parfaitement en accord avec l'idéal anarchiste. La règle "Traite les autres comme tu aimerais être traité" est le principe même de l'Égalité. En refusant d'être gouvernés, trompés ou exploités, les anarchistes déclarent par là même qu'ils renoncent à gouverner, tromper ou exploiter qui que ce soit. Cette revendication d'égalité dans les rapports mutuels est l'arme la plus puissante dans la lutte pour l'existence. La morale anarchiste n'est donc pas une négation de toute morale, mais une reprise de possession du principe moral naturel, purgé des adultérations apportées par la religion, la loi et l'autorité.
Kropotkine aborde la question de l'usage de la force. De quel droit un anarchiste pourrait-il tuer un tyran ou se défendre contre une invasion ? Sa réponse est que ce "droit" est conquis par la cohérence morale de l'acte. L'humanité reconnaît ce droit à ceux qui ont prouvé par leur vie qu'ils n'agissaient pas pour leur profit personnel, mais par haine de la tyrannie, au point de mépriser leur propre vie. L'exemple des nihilistes rasses qui ont assassiné le tsar est cité : leur acte fut reconnu parce qu'il était évident qu'ils ne cherchaient pas à prendre sa place. L'usage de la force n'est justifiable moralement que lorsqu'il est l'expression de l'égalité et non le fondement d'une nouvelle inégalité.
---