Jacques Ellul : Comprendre la propagande cachée de la société moderne

La propagande comme infrastructure invisible des sociétés techniciennes selon Jacques Ellul

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title: "La propagande comme phénomène sociologique fondamental"

quote: "La propagande est appelée à résoudre des problèmes créés par la technique, à agir sur les désajustements et à intégrer l'individu dans un univers technicien."

details:

Jacques Ellul, dans son ouvrage "Propagandes" publié en 1962, opère une rupture radicale avec la conception traditionnelle de la propagande. Il ne la considère pas comme un simple outil de manipulation politique ponctuel, utilisé par des régimes autoritaires, mais comme le fondement psychologique indispensable au fonctionnement des sociétés modernes qu'il qualifie de "techniciennes". Pour Ellul, une société technicienne est une civilisation entièrement organisée autour de la recherche systématique de l'efficacité dans tous les domaines de la vie. Dans un tel contexte, les solutions techniques sont toujours privilégiées, les comportements doivent être uniformisés pour permettre le fonctionnement de systèmes complexes, et les anciennes sources de sens (religion, traditions) sont remplacées par une organisation rationnelle. La propagande devient alors le mécanisme central qui permet de résoudre les tensions et les "désajustements" générés par cette emprise de la technique, en intégrant psychologiquement l'individu à un univers qui ne lui est pas naturellement familier. Cette vision élargit considérablement la notion de propagande au-delà des affiches ou des discours politiques spectaculaires pour en faire une influence subtile, diffuse et quasi invisible qui imprègne la vie quotidienne.

La première idée-force d'Ellul est que la propagande doit être analysée avant tout comme un phénomène social et sociologique, et non pas seulement politique. Il distingue ainsi deux formes principales. La "propagande politique" est celle que l'on identifie facilement : elle est visible, explicite, et sert des objectifs immédiats comme les campagnes électorales ou la mobilisation en temps de guerre. Bien plus importante et insidieuse est la "propagande sociologique", qu'Ellul définit comme le "mode de vie dans lequel baigne l'individu". Cette dernière n'annonce pas ses intentions ; elle émane spontanément et inconsciemment de la culture elle-même. Elle se diffuse en continu à travers les normes sociales, les habitudes de consommation, les attentes collectives et les représentations de ce qui est normal ou désirable. Son pouvoir réside dans le fait qu'elle ne s'impose pas de l'extérieur mais agit de l'intérieur, créant des désirs qui correspondent aux attentes de la société et donnant l'impression que certaines façons de vivre sont naturelles et incontournables. Elle répond à un besoin profond des masses modernes, désorientées par l'affaiblissement des cadres traditionnels, en leur fournissant des visions simplifiées du monde et des règles de conduite claires.

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title: "La classification ellulienne : un système complet d'influence"

quote: "La propagande d'intégration [...] vise à faire que l'individu s'ajuste au schéma souhaité et cherche à obtenir des conduites stables, à adapter l'individu à sa vie quotidienne."

details:

Pour démontrer l'ampleur systémique de la propagande, Jacques Ellul élabore une classification détaillée qui montre qu'elle ne se réduit pas à des techniques isolées mais forme un ensemble cohérent agissant en permanence sur la société. La distinction fondamentale qu'il établit est entre la "propagande d'agitation" et la "propagande d'intégration". La première vise à arracher l'individu à sa routine, à susciter l'enthousiasme et l'aventure, et est typique des périodes de révolution ou de crise. À l'inverse, la propagande d'intégration, dominante dans les sociétés stables et techniciennes, a pour objectif principal d'adapter l'individu à son existence quotidienne, de modeler ses pensées et ses actes pour qu'ils s'ajustent parfaitement au cadre social permanent. Il ne s'agit pas de briser l'ordre établi mais de le rendre acceptable, voire désirable, en faisant de l'individu un "être d'habitude" qui répond aux signaux sociaux sans avoir besoin de réfléchir consciemment. Cette forme de propagande est essentielle au maintien des sociétés techniciennes, qui requièrent des comportements prévisibles, une consommation continue et une acceptation du progrès technique.

Ellul introduit d'autres distinctions cruciales pour affiner son analyse. Il oppose la "propagande verticale", qui descend d'une autorité (gouvernement, employeur) vers la population, à la "propagande horizontale", qui naît et se diffuse au sein d'un groupe d'apparence égalitaire (réseaux d'amis, communautés professionnelles). Cette dernière est souvent perçue comme plus crédible car elle semble émaner de la base et non d'une instance directive. Par ailleurs, Ellul différencie la "propagande rationnelle", qui utilise des faits et des statistiques, de la "propagande irrationnelle", qui cible directement les émotions et les désirs inconscients. Il note un paradoxe : la propagande rationnelle, en submergeant l'individu sous un flot d'informations qu'il ne peut traiter, peut paradoxalement produire de l'irrationalité en le poussant à adopter des explications toutes faites. L'ensemble de ces catégories fonctionnent en synergie, créant ce qu'Ellul nomme un "environnement psychologique total" où l'individu évolue sans percevoir l'orientation de ses pensées et de ses actions.

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title: "L'éducation, condition et complice de la propagande"

quote: "L'éducation [...] est la condition absolue de la propagande."

details:

L'une des thèses les plus provocatrices et contre-intuitives de Jacques Ellul concerne le rapport entre éducation et propagande. Contrairement à l'idée reçue selon laquelle l'instruction et le développement de l'esprit critique constituent un rempart contre la manipulation, Ellul affirme que l'éducation moderne est, au contraire, la "condition absolue" de la propagande. Pour étayer cette affirmation, il développe le concept de "prépropagande", qu'il décrit comme un conditionnement préalable des esprits par des masses d'informations incohérentes, diffusées pour des raisons souvent cachées et présentées comme des faits objectifs ou du savoir légitime. Le système éducatif ne préparerait donc pas à résister à la propagande, mais rendrait les individus plus réceptifs à son action en instillant des habitudes mentales spécifiques.

Ellul identifie plusieurs mécanismes par lesquels l'éducation facilite la propagande. Le premier est la création d'une dépendance à l'information de seconde main. L'école apprend aux élèves à se fier prioritairement aux experts, aux livres et aux médias plutôt qu'à leur expérience directe ou à leur observation personnelle. Cette externalisation du savoir rend les individus mal à l'aise face à l'incertitude et les rend dépendants des cadres d'interprétation fournis de l'extérieur. Le deuxième mécanisme est le développement d'une pensée abstraite qui, bien que précieuse, tend à couper l'individu de l'expérience concrète du monde et de la "sagesse pratique" issue de l'enracinement dans une communauté. Enfin, et peut-être le plus pernicieux, l'éducation instilleraient une confiance excessive dans sa propre capacité à détecter et à résister à la manipulation. Les intellectuels, grands consommateurs d'informations médiatisées, seraient ainsi paradoxalement les plus vulnérables car leur confiance en leur jugement les rendrait moins vigilants face aux formes sophistiquées de propagande qui leur fournissent justement les cadres explicatifs dont ils ont besoin pour donner un sens à la complexité du monde.

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title: "L'illusion de la liberté et la fabrication d'une fausse conscience"

quote: "Le propagandé est convaincu qu'il agit et décide par lui-même alors qu'il ne le fait pas."

details:

Jacques Ellul analyse avec une grande acuité la manière dont la propagande façonne la conscience individuelle en entretenant une puissante illusion de liberté. Le propre de la propagande efficace dans une société technicienne n'est pas d'imposer par la contrainte, mais d'orienter les comportements tout en donnant l'impression du choix. Elle ne rend pas les alternatives illégales, mais les rend psychologiquement impensables, socialement inacceptables ou pratiquement impossibles. L'individu intégré à ce système se conforme à ses objectifs (consommation, productivité, adaptation technique) en croyant exercer son autonomie, car cette conformité lui apparaît comme volontaire et bénéfique. Il trouve de la satisfaction dans ses "choix" précisément parce que ceux-ci coïncident avec les valeurs et les buts déjà approuvés socialement.

Ce processus génère ce qu'Ellul nomme une "fausse conscience". Il ne s'agit pas d'être victime de mensonges grossiers, mais d'une condition bien plus subtile où l'individu perçoit correctement certains aspects de la réalité immédiate tout en restant aveugle aux structures profondes qui orientent et limitent ses possibilités d'action. L' "illusion fondamentale de l'homme moderne" est de croire que l'accès à une multitude d'informations équivaut à la compréhension et que la diversité apparente des sources garantit la liberté de choix. Or, si toutes ces sources partagent les mêmes présupposés fondamentaux sur la valeur et l'inévitabilité de la société technicienne, cette diversité n'est qu'une façade masquant une uniformité de pensée. La propagande moderne canalise ainsi la rationalité elle-même en fournissant des raisons logiques pour les comportements désirés, tout en rendant d'autres logiques psychologiquement ou socialement inaccessibles.

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title: "Les méthodes scientifiques de la propagande moderne : un environnement total"

quote: "La propagande moderne agit avec continuité et durée. Elle n'opère pas par campagnes brèves et intenses, mais par une influence constante, diffuse, de moyenne intensité."

details:

Ellul décrit la propagande contemporaine comme un système scientifique, précis et d'une redoutable efficacité, qui a évolué bien au-delà des formes grossières du passé. Elle ne repose plus sur des techniques isolées mais sur un ensemble de méthodes convergentes qui créent un "environnement psychologique total" dont il est extrêmement difficile de s'extraire. La première méthode est précisément cette création d'un "environnement total" où la propagande agit simultanément par une multiplicité de canaux : non seulement la politique et la publicité, mais aussi l'éducation, le divertissement, l'information, les relations sociales et les routines quotidiennes. Cet environnement ne laisse aucun espace psychologique vide et ne propose aucune perspective alternative crédible, enfermant l'individu dans un univers symbolique cohérent et refermé sur lui-même.

La deuxième méthode clé est la continuité. Contrairement aux campagnes de propagande ponctuelles et intenses, la propagande moderne agit de manière constante, diffuse et sur la durée. C'est cette régularité qui la rend invisible ; elle finit par constituer l'arrière-plan sonore de toute expérience, au point que sa présence n'est même plus remarquée. La troisième méthode est la "coordination psychologique". Ellul souligne qu'il ne s'agit pas nécessairement d'un contrôle centralisé et conspirateur. Différents secteurs de la société (institutions, médias, entreprises, école), sans se concerter explicitement, diffusent et renforcent naturellement les mêmes valeurs de base et les mêmes comportements attendus. Cette convergence organique aboutit à une "unanimité artificielle" où les individus ont l'impression de détenir des opinions diverses, voire opposées, mais où toutes ces opinions s'inscrivent dans un cadre commun qui n'est jamais remis en question. Le but ultime n'est plus tant de modifier les croyances que de provoquer l'action : il suffit que les comportements soient orientés dans la direction souhaitée par le système.

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title: "Les limites de la résistance et la possibilité d'une conscience critique"