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chapter: "1"
title: "L'oscillation historique de la pensée morale"
quote: "L’histoire de la pensée humaine rappelle les oscillations du pendule, et ces oscillations durent déjà depuis des siècles."
details:
Kropotkine analyse l'histoire de la pensée humaine comme un mouvement pendulaire entre périodes de sommeil intellectuel et de réveil critique. Pendant les phases de sommeil, la pensée est entravée par les chaînes imposées par les gouvernants, hommes de loi et clergé. La morale établie n'est pas discutée, remplacée par des pratiques religieuses et une hypocrisie judiciaire. Le niveau moral de la société décline progressivement jusqu'à atteindre des états de dépravation comparables à la décadence romaine ou à l'ancien régime. Cette dégradation finit par provoquer un réveil où la jeunesse rejette les préjugés et soumet la morale à un examen critique rigoureux.
Le philosophe démontre que les périodes de critique morale intense correspondent paradoxalement à un relèvement du niveau moral dans la société. Il cite l'exemple du XVIIIe siècle où des penseurs comme Mandeville, avec sa Fable des Abeilles (1723), ont attaqué l'hypocrisie sociale masquée sous le nom de morale. Kropotkine montre comment cette critique constructive prépare les révolutions morales et permet un raffinement du sentiment moral. La négation apparente de la morale conduit en réalité à son progrès et à son élévation.
La jeunesse russe nihiliste des années 1860-70 illustre ce processus de remise en question radicale. En rejetant toute autorité et tout principe non établi par la raison, ces jeunes développent pourtant des coutumes morales supérieures à celles de leurs pères. Kropotkine présente cette contradiction apparente comme le point de départ nécessaire pour fonder une morale nouvelle, libérée des préjugés religieux et des impératifs catégoriques kantiens.
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chapter: "2"
title: "Les motivations humaines : au-delà de l'égoïsme et de l'altruisme"
quote: "Quoi qu’il fasse, l’homme recherche toujours un plaisir, ou bien il évite une peine."
details:
Kropotkine réfute la conception traditionnelle qui oppose un "ange" (la conscience) à un "diable" (les passions) pour expliquer les actions humaines. Il démontre que toutes les actions, qu'elles soient considérées comme vertueuses ou vicieuses, découlent d'un même motif fondamental : la recherche du plaisir et l'évitement de la peine. Cette théorie, développée par les philosophes anglais et les encyclopédistes, puis reprise par Bentham, Mill et Tchernychevsky, est présentée comme une vérité scientifique établie.
L'auteur illustre sa thèse par des exemples contrastés : l'homme qui vole du pain à un enfant et celui qui partage son dernier morceau obéissent tous deux à la recherche du plaisir. Le premier trouve son plaisir dans la satisfaction immédiate, le second dans l'évitement de la peine que lui causerait la souffrance d'autrui. Kropotkine insiste sur l'unité fondamentale du mobile, malgré la différence radicale des conséquences sociales de ces actes.
Le martyre des révolutionnaires russes est analysé sous cet angle : ils trouvent leurs plus hautes jouissances dans la lutte pour la libération des opprimés, ce qui rend mesquines à leurs yeux les joies bourgeoises. Kropotkine étend cette analyse au monde animal, citant des exemples de singes réclamant le cadavre d'un compagnon ou de fourmis sauvant leurs larves au péril de leur vie, démontrant ainsi que la recherche du plaisir et l'évitement de la peine sont des lois générales du monde organique.
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chapter: "3"
title: "La distinction naturelle entre bien et mal"
quote: "Le monde animal en général, depuis l’insecte jusqu’à l’homme, sait parfaitement ce qui est bien et ce qui est mal, sans consulter pour cela ni la bible ni la philosophie."
details:
Kropotkine s'attaque à ceux qui, après avoir compris que tous les actes humains recherchent le plaisir, en concluent que tous les actes sont moralement indifférents. Il qualifie cette position d'erreur provenant des préjugés chrétiens qui associent la moralité à une inspiration surnaturelle. Pour lui, cette vision reste prisonnière du dualisme ange/diable et de l'idée de punition et récompense.
La véritable base de distinction entre bien et mal se trouve dans le monde animal. Kropotkine affirme que les animaux sociables possèdent naturellement cette distinction, indépendamment de toute religion ou philosophie. Ce qui est considéré comme bon correspond à ce qui est utile à la préservation de l'espèce, et ce qui est mauvais à ce qui lui est nuisible. Cette conception naturaliste de la morale s'oppose aux explications théologiques et métaphysiques.
L'auteur revendique le droit de haïr ce qui est nuisible (comme l'assa foetida qui pue ou le serpent qui mord) sans recourir à des concepts surnaturels. Cette approche permet de fonder une éthique sur des bases purement naturelles et rationnelles, où le bien et le mal sont déterminés par leur utilité ou leur nocivité pour la collectivité, et non par des commandements divins ou des impératifs mystiques.
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chapter: "4"
title: "La solidarité comme fondement de la morale dans le règne animal"
quote: "Est-ce utile à la société ? Alors c’est bon. — Est-ce nuisible ? Alors c’est mauvais."
details:
Kropotkine développe sa démonstration en s'appuyant sur des observations zoologiques précises. Il cite les travaux de Forel sur les fourmis qui partagent leur nourriture selon un système de mutualité obligatoire. Une fourmi égoïste qui refuserait de nourrir ses congénères serait traitée plus sévèrement qu'un ennemi d'une autre espèce. De même, les moineaux punissent collectivement les voleurs de brins de paille, et les marmottes chicanent les avares.
Ces comportements montrent que la distinction entre bien et mal précède toute élaboration religieuse ou philosophique. Le Tchouktche sauvage, sans avoir lu Kant ou Moïse, possède la même conception fondamentale : prendre de la nourriture dans une tente abandonnée est acceptable à condition de laisser un signe pour rassurer le propriétaire. Kropotkine en déduit que la morale est un produit naturel de l'évolution des espèces sociables.
Le principe moral fondamental qui émerge de ces observations peut se résumer ainsi : "Fais aux autres ce que tu voudrais qu'ils te fassent dans les mêmes circonstances". Cette règle, supérieure à la formulation négative chrétienne, représente pour Kropotkine l'essence de la solidarité animale et humaine. Elle s'élargit progressivement du clan à l'humanité entière, voire au monde animal, au fur et à mesure que s'étendent les cercles de solidarité.
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chapter: "5"
title: "L'origine du sentiment moral : la sympathie et l'appui mutuel"
quote: "Vous voyez qu’un homme bat un enfant. Vous savez que l’enfant battu souffre. Votre imagination vous fait ressentir vous-même le mal qu’on lui inflige."
details:
Kropotkine trouve dans la théorie de la sympathie d'Adam Smith l'explication la plus satisfaisante de l'origine du sentiment moral. Notre capacité à nous mettre à la place d'autrui, à ressentir par imagination ses souffrances ou ses joies, constitue le fondement naturel de la moralité. Plus cette faculté d'identification est développée, plus le sentiment moral devient intense et raffiné.
L'auteur complète cette théorie en étendant le principe de sympathie au monde animal. Contrairement à une interprétation réductrice de Darwin qui met l'accent sur la lutte pour la vie, Kropotkine affirme que la solidarité est la loi prédominante chez les animaux sociables. Les aigles et les loups chassent en groupe, les moineaux et les marmottes se solidarisent contre les prédateurs. Cette entraide est un facteur de progrès bien plus important que la compétition individuelle.
Le sentiment moral est ainsi le produit de millions d'années d'évolution, transmis par hérédité depuis les organismes les plus simples jusqu'à l'homme. Il représente une nécessité vitale pour les espèces sociables, au même titre que la nutrition. Kropotkine en conclut qu'il serait plus facile à l'homme de revenir à la marche à quatre pattes que de se débarrasser de ce sentiment profondément enraciné dans sa nature.
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chapter: "6"
title: "La morale anarchiste : égalité et solidarité sans obligation"